Analyse basée sur celle, en thaï, du professeur Dr. Prajak Kongkirati et de celle de Thaivisa en français
Les élections générales de 2023 se déroulent dans un nouveau climat politique à divers égards. Cet article explique ce qui a changé au fil des ans.
Le système de partis politiques thaïlandais entre maintenant dans une nouvelle ère multipartite, avec de vraies différences idéologiques et des programmes, qui se distinguent, ce qui n’était pas le cas dans le passé. On peut grossièrement distinguer deux périodes : de 1976 à 1996 et de 1997 à 2019.
Entre 1976 et 1996, le système de partis politiques thaïlandais était multipartite, mais sans grande différence dans l’idéologie politique et les projets. De nombreux partis arrivaient au parlement avec 10 à 12 députés [de circonscription] chacun.
Les années 1980 ont été largement dominées par le général Prem Tinnasulanon (1980 – 1988) dont on appelait le mode gouvernement la « démocratie mi-cuite ».
Aucun des partis ne remportait une victoire écrasante ni n’obtenait la majorité au parlement. Le parti le plus populaire n’avait généralement que 20 à 30% des sièges. Parfois, ils étaient au coude à coude. Par exemple, lors des élections de 1996, le New Aspiration Party a remporté 125 sièges au parlement, battant le Parti démocrate, qui a obtenu 123 sièges.
Selon la tradition, le parti avec le plus de député tentait en premier de former le gouvernement, ce qui a conduit le général Chawalit Yongchaiyudh, le chef du New Aspiration Party, à devenir Premier ministre.
L’élection à l’époque impliquait des partis politiques tels que le parti démocrate, le Chart Thai, le parti Action sociale, le People’s Power, le Chart Pattana, le New Aspiration, le Palang Dharma et le Seri Dharma. Cela conduisait à la nécessité de former un gouvernement de coalition.
Malgré le grand nombre de partis politiques, on constatait des similitudes frappantes entre leurs projets économiques, d’éducation, de sécurité nationale et de développement de la qualité de vie. C’était parce que les partis politiques à l’époque ne possédaient pas vraiment de conscience politique et restaient faibles. Les politiciens voulaient le pouvoir pour le pouvoir et les avantages qu’il procure.
La similitude des programmes était due au fait que la plupart copiaient et empruntaient les idées au plan national de développement économique et social et aux stratégies de diverses agences gouvernementales. Cela ressemblait à des étudiants copiant des devoirs à partir de la même source.
C’est l’occasion de rappeler l’importance des hauts fonctionnaires dans les ministères, en particulier les secrétaires permanents, qui faisaient fonctionner le pays et le tournaient vers l’avenir, peu importe les politiciens en charge des portefeuilles.
Les attitudes politiques de l’époque ne pouvaient être qualifiées de conservatrices ou de libérales en économie. De tous les côtés, le mot d’ordre était le « Enrichissez-vous ! » cher à Guizot et au milieu du 19e siècle en France. Quitte à laisser les paysans de l’Isan sur le bord du chemin. C’est pour cette raison que, bien plus tard, Thaksin Shinawatra a su s’adresser à ce lumpenprolétariat, il a su conquérir leur cœur.
Les partis politiques faisaient la promotion du chef du parti, des candidats et de leurs noms de famille, rappelant le soutien qui avait été apporté aux populations locales, un simple clientélisme féodal. Sans idéologie, les politiciens changeaient de partis à presque toutes les élections, allant chez le plus offrant. Les électeurs votaient pour l’individu ou suzerain plutôt que pour le parti sous lequel ils se présentaient. Les familles ou clan se « repassaient » le titre de député et les avantages, parfois illégaux, afférents.
1976-1996 était une ère de «différent mais similaire» dans le système multipartite. Seul le Parti démocrate possédait une ligne claire au service des élites bangkokiennes proches de l’armée et du palais mais qui, finalement, préconisaient aussi le « enrichissez-vous ».
Tout a changé après la crise financière et la nouvelle constitution de 1997, initié il faut le reconnaître, par ce même Parti démocrate.
Un système électoral avec un peu de proportionnel a été introduit pour la première fois. Cela a permis aux partis politiques d’être mieux considérés et de se démarquer les uns des autres.
Le nombre de partis qui ont remporté des sièges au parlement a diminué. Lors des élections de 2001, 2005, 2007 et 2011, ce sont respectivement 9, 4, 7, 11 partis politiques qui ont réussi à se faire une place au parlement. Les premier et deuxième partis les plus populaires ont remporté beaucoup plus de sièges parlementaires. Parfois, ils ont même remporté la majorité des sièges à la Chambre.
La politique thaïlandaise à cette époque évoluait vers un système à deux partis, d’un côté, le parti Thai Rak Thai (plus tard le parti du pouvoir populaire puis le parti Pheu Thai) ou parti de la famille Shinawatra et de l’autre côté, le parti démocrate, ou parti de l’armée, des conglomérats et du palais.
Les deux partis ont dominé jusqu’à 90% des sièges au parlement. On peut dire qu’ils n’ont laissé aucune place aux autres partis, qui ont presque disparu. Le parti de Thaksin a toujours dominé le Parti démocrate car, en caricaturant, il y a plus de paysans en Isan que de bourgeois à Bangkok. Cette fidélité presque irrationnelle des petites gens pour ce milliardaire qui n’a rien de l’abbé Pierre s’explique car il fut le premier à leur accorder un regard.
Bien que les partis ayant de solides bases dans les zones rurales, tels que Chart Thai et Bhumjaithai, aient quand même réussi à gagner des circonscriptions dans les provinces qu’ils sillonnaient en permanence, les partis eux-mêmes étaient à la peine. Par exemple, lors des élections de 2011, lorsque le parti Chart Thai de Banharn Silpa-Archa a remporté 6 363 475 votes de circonscription à l’échelle nationale, le parti n’a recueilli que 1 213 532 votes à la proportionnelle.
De 1997 à 2007, lorsque la politique thaïlandaise était devenue un système à deux grands partis, la société thaïlandaise a également connu une profonde polarisation.
Les manifestations de rue, la violence politique et les deux coups d’état ont porté des coups quasi mortels à démocratie thaïlandaise. La politique codée par couleurs jaunes / rouges et les luttes idéologiques de plus en plus intenses ont abouti à une bataille électorale entre les partis, en particulier entre les deux principaux partis.
Ce n’était pas seulement une compétition politique, mais c’est inévitablement devenu un combat idéologique. Le double standard dans le système judiciaire, la dissolution des partis opposés à l’establishment, les meurtres et tueries lors de la part de l’armée, les coups d’État militaires, etc., étaient désormais devenus sujets de débats, au-delà de la simple concurrence des politiques économiques et sociales.
Cependant, le parti pro-Thaksin est toujours arrivé premier dans les élections. En 2019, il n’a pas été en mesure de former une coalition pour des raisons obscures (modification du calcul du nombre de députés élus à la proportionnelle pour favoriser les micro-partis, dissolution du parti Foture Forward, débauchage de députés anti Prayut, etc.). Par ailleurs, la possibilité offerte aux 250 sénateurs nommés par la junte de voter pour choisir le premier ministre noie quasiment la démocratie dans une tambouille militaire.
En 2023, un autre changement crucial se produit. Le paysage politique thaïlandais entre dans une nouvelle ère. Contrairement à 1976-1996 et 1997-2019, on sort du grand système bipartite. Bien que la polarisation politique ne se soit pas encore apaisée, au contraire, le paysage s’est diversifié. Dans le passé, nous avions une politique à « deux factions, deux partis ». Maintenant, on est passé à « deux factions et multipartite », avec 6 principaux partis en lice cette fois-ci. 80 à 90 % des voix et des sièges à la Chambre seront concentrés dans ces 6 principaux partis : Pheu Thai, Bhumjaithai, Move Forward, Democrat, Palang Pracharath et United Thai Nation. Les 5 ou 6 autres petits partis seront chanceux d’obtenir un siège.
Deux factions, car on a deux partis pour la démocratie et quatre pour le statu-quo qui fait la part belle à l’establishment. Les électeurs conservateurs, très minoritaires, vont « d’éparpiller » entre quatre partis ce qui offrira à chacun d’entre eux une simple poignée de députés.
Néanmoins, la politique multipartite lors des élections de 2023 ne revient pas au système multipartite de l’ère 1976-1996, car les partis politiques actuels en Thaïlande ont des politiques et des idéologies diverses. Si nous devions comparer les politiques de chaque partie, nous verrions d’énormes différences dans les politiques économiques, d’éducation, de travail, de qualité de vie, de développement et de sécurité. Prenez leurs positions sur la conscription militaire par exemple, nous observons un débat houleux et un large éventail d’idées sur la question.
Ainsi au sein même des progressistes, le Move Forward avance des idées plus claires et audacieuses que Pheu Thai dont le soutien à la famille Shinawatra tient parfois lieu de politique.
Au sein des conservateurs, UTN du général Chan-o-cha colle beaucoup plus à des valeurs ancestrales que Palang Pracharath pourtant également dirigé par un général putschiste, Prawit, mais prêt à s’adapter au 21e siècle.
En termes d’idéologie, il est évident que la politique thaïlandaise ne sera plus jamais la même. Le débat est encore plus intense que celui de l’ère 1997-2019, les médias et les électeurs eux-mêmes identifiant un éventail d’idéologies, allant de l’extrême droite (UTN) à la droite (Palang Pracharath) en passant par les conservateurs (Parti démocrate qui sous des dehors souple a toujours soutenu l’armée et dont le premier ministre Abisit a fait tirer sur la foule en 2010), du centre gauche (Pheu Thai) à l’aile progressiste (Move Forward). On notera que le Bumjaithai, sorte de dinosaure originaire de l’Isan, est le seul parti sans idéologie autre que promouvoir la culture de la marijuana et qui se comporte comme un parti du passé basé sur des fiefs électoraux.
Le nationalisme et le fait de classer les Thaïlandais en « patriotes » ou « traîtres » sont devenus un sujet de controverse sans précédent. Les partis de droite s’attribuent, comme partout, le monopole de la défense de la patrie.
De plus, une question qui n’a jamais été à l’ordre du jour dans l’histoire des élections thaïlandaises est l’article 112 du Code pénal (lèse majesté), qui est devenu un sujet couramment soulevé dans tous les débats des partis politiques.
Le positif de ce nouveau climat est que les électeurs ont plus de choix et c’est certainement un développement positif pour la démocratie thaïlandaise. Reste à savoir si l’armée et consorts accepteront le résultat sorti des urnes dimanche.
