
Pendant toute la guerre froide, et spécialement pendant la guerre du Vietnam, la Thaïlande avait été l’un des alliés les plus fidèles de Washington, allant jusqu’à accueillir les escadrons de chasse de l’US Air Force sur ses bases aériennes, sans quoi les armées américaines n’auraient pu compter que sur les jets à bord des porte-avions de l’US Navy pour assurer leur couverture. Après la guerre froide, toutefois, Bangkok s’émancipa de la tutelle US, pour prendre une posture plus neutre, ouvrant notamment la voie à un rapprochement avec Moscou et surtout Pékin.
Ce rapprochement avec la Chine aboutit au cours des années 2010 à la signature de plusieurs contrats d’armement avec les industriels chinois, visant à acquérir des matériels terrestres (chars lourds VT-4, véhicules de combat d’infanterie VN-1, VLS DTI-1G et SR-4) et dans le domaine naval (sous-marins S-26T, navire d’assaut Type 071E, frégates Type 053).
Pour autant, jusqu’à présent, Bangkok avait systématiquement donné la préférence aux systèmes américains et occidentaux concernant l’équipement de ses forces aériennes, avec 11 Saab Gripen C/D, 51 F-16 et une trentaine de F-5 pour sa flotte de chasse.

C’est précisément pour remplacer ces appareils obsolètes que les Forces Aériennes Royales Thaïlandaises ont entrepris de se mettre en quête d’un nouveau modèle de chasseur. Pendant longtemps, le Gripen était considéré comme le favori de cette compétition, jusqu’à ce qu’en janvier 2022, l’Air Marshal en chef Napadej Dhupatemiya annonça a la surprise générale qu’il entendait se tourner vers le F-35A américain, jugé plus performant et économique que l’avion suédois.
Cette déclaration avait de quoi surprendre. Non seulement à aucun moment le F-35A peut-il être considéré comme plus économique que le Gripen, quelque soit le point de vue retenu, mais surtout du fait que Washington avait, jusque là, réservé les licences d’exportation concernant cet appareil à ses alliés les plus proches de l’OTAN ou du Pacifique. En s’étant à ce point rapproché de Pékin jusqu’à aller faire l’acquisition de sous-marins, ou encore de chars lourds, il était très peu probable que les États-Unis n’abondent dans le sens de l’Air Marshal Dhupatemiya.
Et ce qui devait arriver, arriva il y a quelques semaines, lorsque les États-Unis annoncèrent pouvoir proposer à Bangkok le F-16 Block 70/76 ou le F-15EX pour moderniser ses forces aériennes, mais nullement le F-35A. Officiellement, selon le communiqué américaine, il s’agissait de donner le temps aux forces aériennes thaïlandaises d’entreprendre les mutations nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre efficacement l’avion de Lockheed-Martin. Pour autant, il est évident qu’au travers de ce délais, Washington donne surtout à Bangkok le temps nécessaires pour choisir son camp de manière plus affirmée.

La situation n’a certainement pas échappé aux autorités chinoises. En effet, à l’occasion de la visite du chef de l’armée thaïlandaise Narongphan Jitkaewtae à Pékin pour y rencontrer le ministre chinois de la défense Li Shangfu, ce dernier à clairement et publiquement ouvert la voie à un rapprochement accru entre les deux pays en matière de défense, pointant spécifiquement le rôle déstabilisateur et dangereux des États-Unis dans cette région pour justifier d’une telle initiative. Quant à Jitkaewtae, il a salué, lors de cette rencontre, le rôle de la Chine en faveur d’un apaisement des tensions régionales.
Il faut dire que Li Shangfu savait que son audience était réceptive. Le premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-o-cha et le président chinois Xi Jinping, s’étaient rencontrés à l’occasion du Forum de développement économique de Bangkok, pour accroître la coopération entre les deux pays autour de l’initiative « Ceinture et routes » (improprement traduite en français de manière idéalisée par » les nouvelles routes de la Soie »). Quant à Li Shangfu, il a appelé à renforcer la coopération militaire entre les deux pays, et notamment d’organiser davantage d’exercices conjoints.
L’ouverture appuyée de Pékin montre incontestablement que le refus de Washington de vendre des F-35 aux forces aériennes thaïlandaises, a eu des effets sensibles à Bangkok, pouvant amener le pays à revoir sa politique d’alliance et d’équipement bien au delà de se tourner à nouveau vers le JAS-39 Gripen de Saab plutôt que vers le F-16V américain pour moderniser ses forces aériennes. Elle montre également que même pour certains alliés traditionnels et de longue date des États-Unis et du camps occidental, de tels refus peuvent avoir des conséquences très significatives sur l’alignement des pays concernés, comme on a déjà pu le voir en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis ces dernières années.

Au final, si le F-35 a incontestablement resserré les rangs, et par là même accru l’influence des États-Unis en Europe et vis-à-vis des alliés clés de la zone Pacifique, il semble avoir l’effet inverse vis-à-vis des pays ne répondant pas aux critères d’exportation américains, provoquant même un durcissement des relations entre ces pays et Washington.
On ne sait pas si le prochain gouvernement thaïlandais sera plus apprécié de Washington ni quelles seront ses priorités.