
Pour l’anthropologue et historien thaïlandais Srisakra Vallibhotama, aujourd’hui âgé de 87 ans, l’histoire officielle de la Thaïlande est profondément biaisée. Lors d’une rare intervention publique, il a dénoncé les récits scolaires centrés sur les rois, les guerres et l’idée d’une race « thaïe » pure, censée avoir migré depuis l’Altai pour fonder Sukhothaï. Selon lui, cette version est historiquement fausse et politiquement dangereuse.
Ce mythe, instauré sous le régime nationaliste de Plaek Pibunsongkram dans les années 1930, a servi à justifier le changement de nom du pays — de Siam à Thaïlande — et à promouvoir une identité exclusive, source de discriminations envers les autres groupes ethniques. Srisakra insiste : le « Thaï » n’est pas une race, mais une langue. Les peuples qui la parlent sont divers, et leur arrivée dans la région n’a pas effacé les civilisations antérieures.
L’historien propose une lecture alternative de l’histoire, fondée non sur la conquête, mais sur les échanges : géographie, routes commerciales, migrations et alliances matrimoniales ont façonné le territoire. Avant Sukhothaï, des cités comme Lavo ou Suphanburi étaient déjà florissantes, influencées par les cultures khmère et môn. Ayutthaya, selon lui, doit sa puissance à sa position stratégique et à son ouverture au commerce maritime, non à une prétendue supériorité ethnique.
Il rappelle que les cités-États de l’époque étaient autonomes, liées entre elles par des réseaux de parenté et de coopération, et non par des empires centralisés. Les temples khmers en Thaïlande témoignent d’influences artistiques, pas d’une domination coloniale. De même, les légendes populaires comme celle de Soi Dok Mak illustrent une société plurielle, où les mariages entre étrangers et locaux étaient courants.
Pour Srisakra, l’identité nationale ne repose ni sur le sang ni sur l’ADN, mais sur une mémoire collective partagée par des peuples divers vivant sur une même terre. Il appelle à réhabiliter la pluralité historique de Siam, à sortir des récits exclusifs et à reconnaître que la richesse de la Thaïlande vient de sa diversité, non d’une pureté inventée.
Ce type de débat traverse toutes les sociétés : d’un côté, les ultranationalistes qui n’hésitent pas à véhiculer des récits mythifiés — à l’image du fameux « nos ancêtres les Gaulois » en France — et de l’autre, les historiens qui s’efforcent de rétablir les faits avec rigueur. Or, la réalité historique, dans sa complexité et sa richesse, s’avère souvent plus inspirante et valorisante que les simplifications idéologiques.